Douleurs et défis de l’immigration
Propos recueillis par Claudette Lambert – 1er avril 2023
Arrivée au Canada à l’âge de sept ans comme réfugiée politique, Caroline Dawson est aujourd’hui sociologue et professeure au Cégep Édouard-Montpetit de Montréal. En 2020, elle publiait un livre intitulé Là où je me terre dans lequel elle raconte avec émotion les douleurs et les défis du déracinement et de l’intégration. Caroline Dawson lutte actuellement contre un cancer agressif et c’est de l’hôpital, pendant un traitement de chimiothérapie, qu’elle a eu la générosité de nous transmettre ses réflexions.
Je me rangerai toujours du côté des humiliés, c’est là où je me terre. Caroline Dawson.
Valparaiso, décembre 1986, tremblement de terre entre les quatre murs d’une maison. Un homme et une femme annoncent à leurs enfants qu’il faut tout laisser derrière et fuir le Chili de Pinochet. C’est Noël, la petite Caroline a 7 ans.
Claudette Lambert : On a dû vous poser cent fois la question : pourquoi avoir écrit ce livre?
Caroline Dawson : Ce qui m’a fait écrire le livre, en fait, ç’a été d’avoir une petite fille. Quand j’ai donné naissance à ma fille, j’ai voulu lui transmettre l’histoire familiale, notre histoire de réfugiés.
Vos parents avaient une vie bien organisée au Chili. Ils ont dû abandonner leur travail, leur famille, leur sécurité pour tout recommencer à zéro dans la plus grande précarité. À quel moment avez-vous mesuré le sacrifice de vos parents?
C. D. : Ça a pris du temps, mais tous les enfants d’immigrants, qu’ils soient de la première ou deuxième génération, sentent qu’ils ont une espèce de dette envers leurs parents. Elle se manifeste par la peur de les décevoir, le désir d’étudier, d’aller à l’université, d’aller plus loin juste pour que leur sacrifice ne soit pas vain. La plupart des enfants d’immigrants ressentent ça. On a une certaine conscience du sacrifice des parents, mais on n’en prend pas la pleine mesure avant l’âge adulte. Mes parents se sont déracinés alors qu’ils avaient trois enfants. J’avais sept ans, mon jeune frère quatre ans et mon frère aîné avait déjà quatorze ans. Tout est difficile à cet âge-là et je n’arrive pas à imaginer comment il a reçu cela en pleine gueule.
Les années ont passé, vous avez fait votre vie au Québec, est-ce qu’il y a encore une Latino-Américaine en vous?
C. D. : Bien sûr! La première langue dans laquelle on m’a parlé est l’Espagnol. Les premiers mots d’amour qu’on m’a dits, les premières berceuses qu’on m’a chantées sont en Espagnol. Ça va toujours rester ma langue maternelle. Il n’y a pas de jour où je ne le parle pas.
Vous avez fait tout ce qu’il fallait pour vous intégrer, vous avez appris en quelque sorte à devenir québécoise.
C. D. : D’une certaine manière, oui, mais à huit ou dix ans, on survit et on fait ce qu’il faut pour être accepté. Pour moi ça été ça l’immigration. Je pense que c’est devenu un choix beaucoup plus tard.
L’installation au Québec n’a pas été facile. Vos parents devaient trouver un logement pour cinq personnes, trouver un travail, assurer le quotidien. Avez-vous souvenir des difficultés que vous avez rencontrées dans votre enfance en arrivant ici?
C. D. : Je pense avoir des blessures de mon enfance, mais je ne pourrais pas définir mon enfance comme ayant été pénible. Quand on a déménagé dans Hochelaga au début des années 1990, je me rendais bien compte que ce quartier était loin d’être ce qu’il est devenu aujourd’hui. Même si nous faisions partie de la même classe sociale, il y avait plein de choses qui nous différenciaient de nos voisins. Je n’étais pas encore sociologue à cet âge-là, mais je me rendais bien compte que mes amis avaient des mères monoparentales, qui fumaient à la maison, qui travaillaient énormément aussi, mais qui vivaient seules, sans réseau. Chez eux, ce n’était pas du tout la même joie qu’il y avait chez moi. Mes deux parents travaillaient beaucoup, ils s’assuraient qu’il y ait de la bouffe tout le temps, ils ne fumaient pas, on allait à l’église tout le monde ensemble tous les dimanches. Oui on était pauvres, mais différemment. Pas une pauvreté culturelle et une pauvreté sociale, seulement une pauvreté économique. Chez nos amis, toutes sortes de couches de pauvreté s’ajoutaient les unes aux autres.
Leurs parents étaient démunis, peu scolarisés, ils ne pouvaient pas aider les enfants à faire leurs devoirs, car souvent ils ne comprenaient pas. Ma mère ne pouvait pas m’aider non plus, mais c’était à cause de la langue. Chez nous c’était juste une pauvreté économique que l’on peut surmonter, car on a d’autres ressources. Mes parents s’intéressaient à notre scolarité. Au souper, quand nous étions tous ensemble, ils nous demandaient ce qu’on avait fait à l’école. Tandis que dans d’autres maisons, je voyais bien que ce n’était pas ça du tout. Je me trouvais chanceuse quand j’étais jeune, car je voyais la différence. Chez nous, ma maman tricotait des vêtements pour pas qu’on ait froid. Les enfants étaient au cœur des préoccupations. Tandis que chez d’autres amis, je percevais une plus grande solitude encore. Ils étaient beaucoup laissés à eux-mêmes pour apprendre à décortiquer le monde. C’était plus dur, je pense. Quand j’étais petite, je percevais tout ça et plus tard, quand je suis devenue sociologue, j’ai pu mettre des concepts là-dessus.
Dans votre livre, vous écrivez : « Je me rangerai toujours du côté des humiliés, c’est là où je me terre ». Cette pauvreté de l’immigrant vous a donc profondément marquée?
C. D. : Au fil des années, nous avons changé de classe sociale, mes parents et moi de mêmes. Non seulement j’ai étudié, mais j’ai marié un médecin. Un autre changement de classe sociale. De plus, mon mari est issu de la noblesse suédoise et malgré ce statut-là, on dirait qu’en moi, il y a toujours le fait que je suis incapable d’avoir toutes les valeurs des classes supérieures, il y a une part de moi qui est toujours du côté des opprimés. Je réagis instinctivement si mes enfants portent un jugement défavorable sur quelqu’un d’autre.
Est-ce que ça vous a donné une façon particulière de voir la vie, de voir les autres et de voir les différences entre les gens?
C. D. : Mon conjoint a une confiance en lui que je n’ai pas. S’il arrive quelque part, il se sent comme si le monde l’attendait. Même si j’ai une bonne confiance en moi, je n’ai pas cette confiance-là. Il y a une différence entre nous dans la façon dont nous avons été éduqués et les conditions dans lesquelles nous avons vécu, mais ça m’a aussi donné une espèce d’amour ou d’amitié envers ceux et celles qui n’ont pas connu des jours meilleurs, qui sont toujours de ce côté de la vie.
Vous avez appris la langue et tous les codes sociaux pour être à l’aise au Québec, vous avez été une immigrante exemplaire! Selon l’expérience que vous avez vécue, comment pouvons-nous être des accueillants exemplaires envers ceux qui arrivent?
C. D. : En traitant les gens de manière absolument égale. En comprenant que ce qui les différencie, c’est juste la chance. On ne choisit pas le pays dans lequel on naît. Mon père nous disait toujours qu’on ne s’attendait pas à ce que cela arrive au Chili. On vivait nos vies normales, on se mariait, on avait des enfants, on avait des professions, on n’aurait jamais cru qu’un jour cela soit possible. Jusqu’à ce que Pinochet impose sa dictature et qu’il nous a fallu partir pour échapper au pire. On a souvent l’impression qu’il y a une différence fondamentale entre les immigrants et les autres, mais c’est juste une question de chance. Ici, on a la chance de vivre dans un pays où il n’y a pas de problème. Une fois qu’on a compris ça, je pense qu’on a une empathie réelle et un accueil généreux pour ceux qui sont déracinés. C’est comme la maladie, ça nous tombe dessus sans qu’on l’ait voulu. C’est une brique qui nous tombe dessus, mais bon… C’est pour ça qu’il faut s’aider les uns les autres. Il ne faut pas seulement se dire que la société va s’en occuper. Il faut un accueil qui vient du cœur.
Les immigrants, qu’ils soient Ukrainiens, Haïtiens, Afghans ou autres, nous confrontent dans nos habitudes, notre culture, notre religion, dans nos valeurs aussi. Cela exige de l’ouverture et de la souplesse.
C. D. : La diversité, c’est ça la vie! On est humains et l’humanité n’est faite que de ça, la diversité, sinon on ne peut pas vivre. Tout le monde est différent. Il y a évidemment des échelles de valeurs. Comme professeure, je vois des élèves de partout qui comparent les points de vue entre eux et qui apprennent à les confronter. Je trouve ça magnifique quand ils le font. Je ne trouve pas que c’est une tâche difficile de s’ouvrir aux autres, c’est une tâche qui nous élève.
On a l’impression que les immigrants sont condamnés aux petits boulots, qu’ils sont relégués au rang de serviteurs. On sent, à travers votre livre, que le travail de votre mère comme femme de ménage vous a souvent blessée.
C. D. : On accepte ça quand on arrive parce qu’il faut bien vivre. Ma mère est retraitée maintenant, mais elle a fait des ménages jusqu’à la fin. Elle a le dos courbé…
Ce qui est difficile, ce n’est pas d’avoir ce travail en tant que tel, c’est ce que ça symbolise. La société te voit comme une personne qui ne peut faire que ça. Et tout le monde accepte ça. On accepte collectivement que nos chauffeurs de taxi soient surcompétents. Ils sont peut-être de mauvais chauffeurs, mais d’excellents médecins. Mon mari qui est redevenu médecin ici a dû passer des examens pour exercer son métier et pratiquer la médecine. Mais il a pu le faire plus facilement justement parce qu’il était blanc et européen. Il disait que certains de ses collègues du Moyen-Orient ne vont probablement jamais réussir à le faire. L’une d’entre elles qui étaient avec Médecins sans frontière disait : « La route est tellement longue, je pense que je vais mourir avant d’arriver! » C’est horrible!
Pourquoi dites-vous que la pauvreté est une violence énorme?
C.D. : La pauvreté, ça peut détruire psychologiquement. Ça marque les enfants, ça marque les générations. Quand on voit des enfants en difficultés, on dit qu’ils ont des retards de développement. Mais leurs parents sont marqués par une pauvreté qui fait en sorte qu’ils sont fatigués, épuisés. Au lieu de leur parler, ils vont les mettre devant la télé. Il y a plein de comportements qui vont laisser des traces sur des gens qui sont pauvres. C’est pour ça que je dis que la pauvreté est une violence énorme.
Elle laisse aussi des marques physiques. Je pense à ma mère qui a fait des ménages pendant longtemps, je pense à ses mains. Les mains qu’elle avait à quarante ans n’étaient pas comme les miennes au même âge. Déjà, elles étaient craquelées, brisées, complètement rouges, elle mettait toujours des crèmes, c’étaient des mains de travailleuse dans le Javel, le dos courbé. C’est la façon dont marchent mes parents aujourd’hui, les douleurs qu’ils ont, ce sont des douleurs reliées à leur travail.
Vous avez vécu une seconde immigration en Suède à l’âge adulte. Avez-vous revécu le même déracinement qu’à l’âge de sept ans?
C. D. : Je pense que je n’aurais pas pu écrire Là où je me terre si je n’avais pas immigré une seconde fois dans ma vie, en Suède. Avec le temps, on oublie beaucoup de choses, on oublie les douleurs de l’enfance, on fait notre vie et aujourd’hui, les douleurs du déracinement ne me font plus mal comme avant, car ma place est vraiment ici au Québec. Quand je suis allée vivre en Suède avec mon mari, on dirait que ça a rouvert les douleurs, ça a rouvert une peur. Tout à coup, je voyais la petite Caroline, je reconnaissais ce que je ressentais : la peur de sortir de l’appartement, le besoin de s’enfermer dans sa propre solitude. J’avais peur de sortir parce que si je sors on va voir que je suis d’ailleurs. Et comme je parle avec un accent que je ne peux pas cacher, les gens vont me demander d’où je viens. Et là ça va devenir vraiment compliqué, car je suis chilienne et québécoise, et il va falloir que je fasse tout mon historique.
Est-ce que vous parliez la langue en Suède?
C. D. : Oui, j’ai même enseigné à l‘école française. Je parlais le suédois, mais avec un accent. En Suède, il y a de l’immigration oui, mais dans le métro j’étais la seule non blonde. Ici, je suis enseignante au CÉGEP et au début du cours je demande aux étudiants s’ils ont des questions sur moi. Et en seize ans, donc 32 sessions, les étudiants me demandent toujours d’où je viens. C’est la première question. Et en français, je n’ai pas d’accent! Ce sont des jeunes, pas des personnes âgées qui ont une autre conception de l’immigration.
Depuis environ deux ans, vous êtes confrontée à un ostéosarcome agressif, un cancer rare que vous avez combattu énergiquement par la chimiothérapie d’abord pour réduire la tumeur, avant de subir une longue et délicate opération pour l’éliminer. Et la réhabilitation sera encore longue. Vous avez raconté votre parcours à Pénélope McQuade sur les ondes de Radio-Canada. Comment en êtes-vous venue à tenir publiquement ce journal de bord?
C. D. : Pénélope m’avait d’abord interviewée pour mon bouquin et une espèce de connivence ou d’amitié s’est développée à partir de là. Quand j’ai annoncé que j’étais malade, j’ai souhaité qu’on ne m’oublie pas, car j’aimais bien de temps en temps faire des interviews et des chroniques à la radio, je ne voulais pas qu’on pense que j’étais en train de mourir. Malgré la maladie, la vie continue et ça m’aidait de continuer à avoir des mandats. Pénélope m’a donc appelée me demandant si ça m’intéresserait de faire un journal de bord à son émission. On a beaucoup parlé, j’ai posé mes limites et j’ai accepté avec certaines conditions, par exemple, qu’on n’aille pas trop fouiller du côté de mes enfants. J’ai reçu un accueil si grand et une telle bienveillance! Elle m’accueille réellement avec une grande sensibilité et aussi avec beaucoup d’intelligence!
Ça vous fait du bien de parler de votre lutte contre cette tumeur que vous avez surnommée Goliath?
C. D. : Ce qui me fait du bien c’est d’exister dans le regard du public, parce quand on est malade on ne va plus travailler, socialement on n’existe plus, on est relégué à la sphère domestique, à l’hôpital, avec la famille et nos proches seulement. On n’a plus cette existence publique qu’on avait autrefois et ça m’aide justement d’avoir cette présence occasionnelle à la radio.
Vous avez vécu en septembre 2021 une grande vague d’amour, une « marche pour Caro » organisée par votre conjoint, vos amis et vos voisins pour amasser des fonds pour lutter contre le cancer. 200 personnes se sont rassemblées autour de votre maison. Ce n’est pas rien!
C. D. : Oui, je les ai vus de mon balcon. Je m’étais dit que je n’allais pas pleurer, mais je n’ai pas tenu longtemps…
La maladie change le regard sur la vie, sur soi, sur les enfants, sur les projets… Apprenez-vous à vivre dans le moment présent?
C. D. : Oui, et les enfants m’aident beaucoup pour ça. Ils sont toujours dans le présent, ils m’aident énormément. Mon fils a neuf ans, ma petite a cinq ans. Pourtant, c’est dur de ne pas pouvoir faire de plan au niveau familial. On voulait acheter une maison, mais oups! la maladie est arrivée. Ça devient vraiment compliqué, car je ne peux pas monter les escaliers. Ça peut être lourd aussi de vivre dans le présent. Organiser une maisonnée quand on est malade n’est pas simple non plus. Mes parents habitent en haut de chez moi, ma mère est souvent à la maison et cela m’aide énormément. Je vois mes parents souffrir, on est tissés serré.
Pouvez-vous marcher actuellement?
C. D. : Quelques pas avec une marchette, mais je suis en fauteuil roulant. J’ai l’impression qu’à peu près toutes les familles ont des briques qui leur tombent dessus. Ça peut être un divorce, une maladie, une mortalité... Un million de choses peuvent briser les familles ou les enfants. Appelons ça des défis. Moi, c’est celui-là. Nos enfants vont super bien, mon mari va bien aussi, on s’aime énormément et nos enfants sont très peu affectés par ça jusqu’à présent, ils n’ont pas de problèmes à l’école. C’est ça notre brique à nous qui nous est tombées dessus. Est-ce que ça prend du courage? Je ne sais pas! Pas plus de courage que les gens qui vivent une rupture douloureuse. C’est ça ma vie maintenant et moi tout ce que j’ai demandé… (long silence chargé d’émotion) c’est d’être là jusqu’à ce que les petits grandissent. Le reste, on fait avec…